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Comment se rendre de Jakarta à Singapour sans prendre l’avion

Dans la vie, certaines idées devraient rester sur la table à dessin.

Genre : « hey mon amour, ça serait quand même flyé de voyager de Jakarta à Singapour sans prendre l’avion, non ? Est-ce que c’est même possible ? »

Qui – de sain d’esprit – pense à ça ?

Nous, visiblement.

Et avant que vous ne me le demandiez : oui, c’est possible.

Pas pratique. Pas rapide. Pas vraiment logique.

Mais possible.

Les recherches

Notre aventure débute dans un bus cahoteux en direction du port Tanjun Priuk, au nord de Jakarta.

Après des heures à éplucher le web en quête d’une solution pas trop louche, on a enfin trouvé : on peut emprunter la voie fluviale pour se rendre jusqu’à Singapour. Suffit d’embarquer sur un ferry opéré par la compagnie PELNI.

Plutôt simple. Non?

Non.

Hic numéro 1: la traversée avec PELNI de Jakarta vers Batam se fait 2 à 4 fois par mois… sans horaire fixe. Les dates de départ sont annoncées à peine dix jours à l’avance.

En consultant le site de la compagnie, bonne nouvelle : un bateau devrait quitter Jakarta fin juin.

On tente d’acheter nos billets…

Transaction refusée.

Hic numéro 2 : en tant que voyageurs étrangers, pas moyen de réserver nos places en ligne. On doit se pointer en personne dans les bureaux de PELNI.

Tanjun Priuk – PELNI

Après une bonne heure et demie à se faire bardasser sur une route aussi lissequ’un chantier de construction au centre-ville de Montréal, puis une marche à travers le dédale des conteneurs du port, on arrive enfin à destination.

Derrière le comptoir, quatre employés. Trois d’entre eux, visiblement en break syndical, observent nonchalamment leur collègue gérer à elle seule toute la salle d’attente.

Certaines choses sont universelles.

Quand vient notre tour, la préposée s’affaire à la transaction en masquant difficilement sa confusion. Pas besoin de parler bahasa deviner ce qui lui passe par la tête : voulez-vous ben me dire pourquoi vous ne prenez pas l’avion comme tout le monde ?

Elle nous propose 3 classes : 1A, 1B ou économie, en précisant que ce mois-ci, les billets en première classe sont à moitié prix.

56 $ CAD par personne, repas inclus? Vendu.

Seul bémol : le voyage n’est pas direct. On doit d’abord faire Jakarta–Batam, puis prendre un autre ferry pour Singapour.

On vient de s’engager dans un périple de 36h.

Ça nous aurait pris 2h de vol.

Jour J 

Quelques jours plus tard, nous voilà de retour au port à 18h tapant.

Dans la zone d’embarquement, le bordel règne: ça grouille de monde, de chariots débordants de valises surdimensionnés, de vendeurs de nasi goreng trop insistants… et de 2 quebs bien loin de la maison.

On finit par trouver la billetterie pour imprimer nos titres d’embarquement. Il nous reste un peu plus de deux heures à tuer, alors on grimpe à la cantine du deuxième étage.

Quelques familles sont installées dans ce grand espace à aire ouverte, bordé de warungs et de tables à pique-nique défraîchies. Des chats maigrichons nous rôdent autour, indifférents aux morceaux de poisson qu’on leur lance — trop relevés en sambal, probablement.

Pailles, mégots de cigarettes, essuie-tout et autres détritus jonchent le sol d’un bleu ciel. Ça transpire la friture tiède, le renfermé, la poussière collante.

Des voyageurs ont réclamé le centre, échoués sur des cartons, des sacs-poubelle ou encore des bâches. D’autres arpentent la pièce en faisant les cents pas, l’air aussi brûlés que les néons clignotants au-dessus de leurs têtes.

Sous la lumière blafarde, impossible de dire si l’endroit a déjà connu de meilleurs jours.

Le ferry

C’est enfin l’heure du départ.

À chaque poste de contrôle, les agents de sécurité nous sourient et essaient de nous jaser dans un anglais hésitant. On les sent clairement dépassés de voir deux touristes se mêler au lot.

Une fois à bord, un des membres de l’équipage veut nous escorter personnellement à notre cabine.

— Follow-me.

C’est ça, le service VIP ?

Il nous fraie un chemin à travers la classe économique — surnommée par les locaux le plancher des vaches. Un immense dortoir avec des centaines de couchettes superposées et autant de gens entassés les uns sur les autres, trois enfants par lit, des piles de bagages obstruant les allées.

On enjambe des gens assis par terre, qui joue sur leur iPhone, ou encore en train de manger du riz frit à même des sacs en plastique.

À mesure qu’on gravit les étages, y’a encore plus de monde qui squattent les escaliers et les corridors, roulés en boule sur des tapis de sol.

Le tout dernier niveau du bateau abrite un photobooth décoré de dauphins dessinés par un logiciel d’intelligence artificielle et… une mosquée.

Ben oui, évidemment, le combo classique.

Arrivés au kiosque d’information de la première classe, on provoque à nouveau l’étonnement :

— Where you from ? Canada ? Good !

Julien, caché derrière mon énorme sac à dos, s’avance. Là, le gars vient de gagner à la loterie :

TWO ?!

Hilarité générale. On ne comprend pas tout, mais on saisit l’essentiel : check-moi donc ça, les deux perdus ! Va falloir en prendre soin.

On nous remet nos cartes magnétiques.

— Comme à l’hôtel ! Enjoy !

Je prends une grande inspiration, prête à affronter les coquerelles promises par tous les blogs.

Et là, surprise : la chambre est impeccable. Même que les couchettes sont exactement la longueur d’un Julien !  

Presque chic.

La traversée

On dort comme des roches — jusqu’à 4 h 30 du matin, quand la prière retentit dans les speakers. Mais après 2 mois, on est rendus semi-habitués.

À peine arrivée à la salle commune pour le petit-déjeuner, une femme m’observe de la tête au pied et me lance :

— You’re vegan, right?

Hein ?

Première fois qu’on me la fait du voyage. Sans la corriger, je confirme timidement : je ne manque pas de viande. Elle hoche la tête et me fait signe d’attendre.

Julien et moi on se dévisage. Faut croire que j’ai une tête de brouteuse de salade.

La femme revient avec le chef d’équipe, qui me promet des repas végétariens pour le lunch et le souper.

Moi qui étais prête à manger du riz blanc matin-midi-soir, je n’en reviens pas. Je le remercie sincèrement, toute gênée de cette attention.

Quelques heures plus tard, comme promis, le même petit monsieur s’empresse de me prendre par le bras à la seconde où nous franchissons les portes de la cafétéria:

— Asseyez-vous, mademoiselle !

L’air tout fier, il me dépose une généreuse assiette de fèves et de carottes bouillies, accompagnés d’un œuf cuit dur.

Pas le gros luxe, mais quand je regarde l’assiette de Julien, je considère que mon assiette de bouffe de lapin mérite un cinq étoiles.

On passe le reste de la journée à lézarder sur le pont, à lire et à trier nos photos. Honnêtement, y’a pire moyen de voyager.

Batam

Vers 3 h 30 du matin, on débarque enfin dans l’air humide de Batam.

On se commande un Gojek (l’Uber local) en direction du prochain port, où on prendra le ferry final pour Singapour.

En attendant l’ouverture du bureau de la marina, on discute avec un homme qu’on a croisé la veille, au coucher du soleil.

Perplexe, il nous demande bien franchement :

— Mais… Je ne comprends pas… Pourquoi vous avez pris le PELNI ?

Lui, au moins, a une bonne excuse : il fait de l’anxiété en avion. Mais nous ? On lui raconte notre projet de tour du monde en évitant le plus possible les vols. Il trouve ça admirable. Pis un peu zélé aussi, je pense.

— Et vous monsieur, qu’est-ce qui vous amène à Batam ?

Il nous explique qu’il travaille à Jakarta et s’y rend en ferry environ deux fois par mois. Les membres de l’équipage sont rendus ses grands chums, à force.

— Pis ? Vous avez trouvé ça comment, la première classe ?

— Ah franchement, c’était bien !

Il nous regarde en souriant, secoue la tête et lâche :

— Ne mentez pas. C’est abject.

On éclate de rire. Quand qu’on n’a pas d’attente, on est rarement déçu.

Il nous avoue qu’on a eu de la chance : cette fois-ci, le bateau avait été nettoyé de fond en comble. Normalement, le nombre de coquerelles au pied carré l’oblige à gazer sa cabine 10 minutes avant d’y mettre un pied.

Mais là, comme un haut placé de la compagnie venait visiter le navire, tout était « spick and span »

Singapour

5 h : on achète nos billets.

Ça nous coûte presque autant que tout le trajet Jakarta–Batam en première classe.

On vient de changer de tranche de revenus, pis pas à peu près.

Une heure plus tard, on accoste à Singapour.

En débarquant dans le centre commercial de la marina, je ne me suis jamais autant ennuyé des vêtements que j’ai laissé à Montréal.

Les gens sont habillés en robes Prada, vestons Hugo Boss, sacs Louis Vuitton au bras, talons Manolo claquant sur le plancher de marbre. Un nuage de parfums trop chers flotte dans l’air et les lèvres impeccablement maquillées sont signées rouge coco Chanel.

Pour vous remettre en contexte, on est dimanche matin, 8 h.

À la marina.

Le genre d’endroit où des gens qui se sont levés trop tôt attendent leur traversier en sirotant un petit café filtre.

La marina. Pas le nouveau hub huppé du quartier, où on se retrouve entre amies pour bruncher et boire des lattés au pandan à 15$.

Non.

La marina.

Marina qui, d’ailleurs, est remplie de restaurants où on peut bruncher et boire des lattés au pandan à 15$. Et aussi de tailleurs, boutiques souvenirs, club vidéo, école de natation pour bébé.

Pis nous autres, on arrive là.

Les cheveux gras, pas douchés depuis un bon 36h, pas une once de caféine dans le corps.

Je n’ai pas besoin de miroir pour savoir que j’ai l’air de la chienne à Jacques. Je dois aussi sentir la chienne à Jacques.

Je devais me rendre à l’évidence : on se retrouvait sur le plateau de Crazy Rich Asian. Et on détonne.

C’est comme ça que se termine notre périple en Indonésie

Si vous vous êtes rendus jusqu’ici, je suis certaine qu’une question vous brûle les lèvres :

« Mais Marie… Pourquoi? C’est quoi le trip ? »

Moi aussi, je me pose encore la question.

Peut-être que c’était une histoire d’égo.

Peut-être qu’on voulait voir si on était game.

Peut-être qu’on voulait se lancer dans quelque chose d’inutilement compliqué pour le plaisir de pouvoir raconter l’histoire après.

Au fond, j’pense que c’était ça, le trip.

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