On n’apprivoise pas les chiens sauvages
Lorsque je me suis installée pour rédiger ce billet, j’ai été violemment frappée par le syndrome de la page blanche.
J’avais beau pianoter distraitement sur les touches de mon clavier, les mots restaient en suspens. Incapable de les saisir pour les coucher sur mon écran.
J’ai refermé le portable d’un coup sec.
— Julien, j’ai faim. On va se promener ?
Il lève les yeux de sa console. On avait planifié une randonnée dans quelques heures, mais il sent que le ton est sans appel : j’ai faim maintenant. On sort maintenant.
Une carotte et une barre Snickers plus tard
Muang Ngoi.


Petit village dans le nord du Laos, qui se résume à une unique rue principale.
Julien s’achète une saucisse épicée dans un kiosque. Moi? Une carotte. Et une barre Snickers.
L’effet maudit du marketing, quand même.
Victuailles à la main, on s’engage dans le petit chemin menant au Phanöi Viewpoint.
C’est là qu’une silhouette attire mon attention dans ma vision périphérique. Je baisse les yeux : une petite chienne fait la belle, haletante, et me regarde avec un air qui veut dire « je n’ai même pas droit à une récompense ? »
Elle fixe intensément ma carotte.
Je délibère avec moi-même quelques secondes. Est-ce que je serais la première touriste à la nourrir ? Non. Est-ce que je suis sensée offrir de la nourriture aux animaux que je ne connais pas ? Non plus.
Décelant mon hésitation, la chienne s’assoit poliment devant moi et sort son ultime carte de séduction : elle donne la patte. Toute seule, comme une grande.
Exit le débat interne. Je croque à pleine dent dans la carotte et je lui lance un morceau. Ce n’est pas aujourd’hui que la morale l’emportera sur la mignonnerie.
On tourne les talons, pensant que notre interaction s’arrêterait ici. Mais voilà qu’elle revient à l’assaut, nous double à vive allure et prend la tête, se faufilant sous la barrière à l’entrée du sentier.
— Je pense qu’on a affaire à une habituée, dis-je à la blague.
J’avais vu juste : le gardien à l’accueil ne broche pas d’un poil en nous voyant débarquer avec un cabot comme compagnon. Tant qu’on paie notre entrée, tout est chick n swell.
On la baptise Bunny, en l’honneur de son amour des carottes.
Bunny l’intrépide, qui nous guide jusqu’au sommet.
Elle est restée à nos côtés, à admirer le coucher du soleil. Elle aurait très bien pu partir, mais elle est restée.




On rentre au village, baignés de la douce lumière dorée de fin de journée. À cette heure-ci, les chiens et les enfants ont transformé la rue en terrain de jeu. Bunny quête un ultime câlin : le moment des adieux. Puis, aussi soudainement qu’elle est venue à notre rencontre, elle nous quitte pour se jeter sur ses congénères poilus.
Les retrouvailles sont heureuses. Au milieu des animaux qui culbutent, des enfants courent en riant aux éclats, d’autres préfèrent jouer à la corde à sauter.
Les chiens de tout le monde, les chiens de personne.
Loin d’être rare, comme comportement
Bunny n’est pas la seule chienne à nous avoir adopté le temps d’une promenade.
Je vous présenteSabaidee, l’adorable petite tannante de Nong Khiaw. Elle venait nous dire bonjour chaque matin lorsqu’on passait devant sa maison. Et à tout coup, elle se mettait à nous suivre


Coudonc, est-ce que les chiens au Laos se choisissent des touristes pour aller marcher ? En même temps, avec la chaleur moite de la saison des pluies, y’a pas mal que les touristes qui sont assez motivés pour se taper des promenades pour le plaisir.
Sabaidee, elle, boitait. Elle ne mettait pas de poids sur l’une de ses pattes arrière, celle zébrée de plaies profondes.
Et pourtant, rien ne l’arrêtait. Elle courrait, gambadait, sautillait comme un jeune chiot.
Un jour, Sabaidee nous a suivi jusqu’au village voisin. Puis, elle est rentrée seule, lorsqu’elle en a eu marre.
— Elle va être correcte, avec sa patte ?
— J’en ai aucun doute, m’avait lancé Julien.
Et effectivement, à notre retour, Sabaidee était bien vautrée au sol de sa maison, tout aussi heureuse de nous voir qu’elle l’était quelques heures plus tôt.
Sabaidee la guerrière.
Une mentalité différente
Clairement, ces promenades m’ont inspirée. Et m’ont fait réfléchir, aussi, à notre rapport aux animaux.
Dans ce coin du globe, disons que l’idée d’« animal de compagnie » est adoptée avec beaucoup plus de souplesse. On est à des années-lumière des toutous dodus, pelage soyeux, lézardant sur un coussin bien douillet, dorlotés comme pas possible.
Ici, quand je regarde autour de moi, je vois des chiens plus frêles ; parfois faméliques, parfois clopinant. Et parfois, on ne va pas se le cacher, assez mal en point.
En apparence, on croirait à des nomades à quatre pattes, laissés à eux-mêmes.


Seulement, le sont-ils réellement ?
Si on ne prenait pas la peine de creuser plus loin, on répondrait « oui » sans y penser 2 fois.
Mais la vérité est toujours plus nuancée.
Au Laos, laisser les chiens aller et venir comme bon leur semble est la norme. Et ce, en campagne comme en ville. La majorité des chiens ne sont pas « errants ». Attachés à une maison, à un coin de rue, à un village peut-être — mais jamais à une laisse.
Pour les locaux, les chiens sont des animaux comme les autres. Au même titre que les poulets, les vaches, les cochons… Et les animaux, à la base, sont fait pour être libres. Tout simplement. Chose qu’on a parfois tendance à oublier, avec nos lunettes occidentales.
Voilà pourquoi on en croise partout, tout le temps, par dizaine.
En train de vagabonder joyeusement dans les rues, ou encore plantés au milieu du trottoir, affalés sur le plancher du resto du coin, le seul qui tolère leur présence, pour profiter de la fraîcheur de la tuile.
Leur musc traverse les villages. Ils sont boueux, poussiéreux, sales en permanence.
Personnellement, nous n’avons jamais eu affaire à bêtes agressives, et heureusement. Je ne nie pas qu’il s’agisse d’un problème bien réel.
Mais je ne suis pas ici pour juger de l’éthique derrière les différentes mentalités. Simplement pour observer.
Et peut-être pour souligner qu’il y une sorte de beauté à voir ces cabots crasseux se chamailler, flairant à pleins poumons la nature infinie qui les entoure.
Je suis loin d’être convaincue que, s’ils pouvaient parler, ces chiens-là échangeraient leur liberté contre un 4 ½ climatisé au dernier étage d’un triplex en béton.
Surtout qu’inclus dans le deal, y’aurait les hivers québécois.