Vous ne devinerez jamais qui a sauvé notre randonnée au Mueller Hut
Avec ses vastes étendues vierges, ses falaises dignes du Seigneur des anneaux et ses ciels d’un bleu inouï, la Nouvelle-Zélande est incontestablement le pays des adeptes du plein air.
À peine atterris, on savait qu’on allait se donner le défi de faire quelques treks.
Sur les conseils de ma cousine, on a ajouté Mueller Hut à notre liste : une randonnée alpine offrant une vue panoramique sur les vallées glaciaires et le plus haut sommet de la Nouvelle-Zélande, Aoraki / mont Cook.

Jour J
Au réveil, la fébrilité nous gagne. On parle quand même d’un dénivelé de 1000 mètres sur 4,5 kilomètres, sans compter le retour. Rien d’insurmontable, mais tout de même pas une simple balade. Voulant profiter de notre journée au maximum, dès 8 h, nos pieds foulent les sentiers menant vers Mueller Hut.
Le soleil plombe, le fond de l’air légèrement frisquet : on est bien.

Partie 1 : gravir 2200 marches jusqu’au Sealy Tarn
Non, ce n’est pas une faute de frappe. Comme échauffement, il suffit de grimper l’équivalent de quatre allers-retours à l’Oratoire Saint-Joseph.
Et ça, c’est la portion « facile » de la rando.
Alors que je m’arrête le temps d’une pause photo, Julien, déjà bien devant, se retourne :
— « Mais… on aura le temps pour ça en redescendant, tu ne penses pas ? »
— « J’sais pas », répondis-je entre deux souffles saccadés, « regarde, on dirait que ça va se couvrir. »
On observe le ciel quelques instants. Pas de doute : les nuages s’installent pour le reste de la journée.

Partie 2 : vers une crête embrumée
Là, le vrai plaisir commence (sentez-vous mon sarcasme ?). Le terrain devient bien rocailleux et le dénivelé encore plus abrupt, jusqu’à traverser une zone d’éboulis.

De son côté, la météo décide que nous n’aurions plus droit aux paysages époustouflants qu’elle nous promettait ce matin.
— « Bon… J’pense qu’on n’aura pas de chance aujourd’hui », dis-je d’une voix trahissant ma déception.
— « Ouais… Tu veux continuer ? »
— « Ben oui, on est là pour ça, on la termine », je déclare en me remettant en route, décidée à ne pas perdre une seconde de plus.
Le soleil joue peut-être à cache-cache, mais la vue n’est pas encore totalement obstruée. Nous nous frayons un chemin à travers ce dédale biscornu de rochers tantôt stables, tantôt traîtresses, quand un cri strident nous arrête net sur nos pas.
Eee-aaaa !!
Au-dessus de nos têtes, une silhouette ailée fend la brume laiteuse.
— « C’était quoi ça ?! »
— « Clairement un Pokémon », blague Julien. « Sérieusement, c’était gros, ce moineau… »

Partie 3 : Mueller Hut, tel un phare dans un environnement hostile
Arrivés sur la crête, la visibilité devient quasi nulle. Un mur de brouillard enveloppe complètement les sommets des glaciers aux alentours.
Heureusement, on aperçoit enfin Mueller Hut, campée un tapis de roc. On n’en a plus pour très longtemps – plus que 30 minutes.
Soudainement, loin derrière l’étoffe cotonneuse, un craquement sourd. Puis, un grondement résonnant de tout son long sur l’un des versants de ces géants de glace.
— « C’est une avalanche… Ça doit provenir de devant nous… Malade », murmure Julien, fasciné.
Ce tonnerre de glace chuintante nous a accompagné tout au long de notre dernière ligne droite vers le refuge.
Sentir que les glaciers sont vivants, qu’ils se meuvent et vibrent sous nos pas, menaçant de se dérober à tout moment, peinant à tenir le coup de nous avoir portés jusqu’ici… Pour moi, il n’y a pas de meilleure façon de me convaincre qu’une randonnée aura valu le coup, même sous un ciel gris.

Partie 4 : les invités surprise
Sérieusement affamés, on se réfugie à l’intérieur de Mueller Hut. Comment cette baraque peut-elle encore tenir debout au milieu de ces éboulis ?
Je déballe mon lunch, regardant à travers la baie vitrée, la tête dans les nuages. J’imagine la vue dégagée du panorama devant nous. Les discussions feutrées des autres randonneurs résonnent en sourdine, créant un parfait bruit de fond.
On est si bien là, au chaud. Mes jambes tremblotent déjà à l’idée de redescendre et je grimace en observant le vent se lever.
C’est à ce moment qu’un mouvement en périphérie de mon champ de vision me tire de ma rêverie.
Mon regard se braque sur la toilette sèche plantée à quelques mètres de Mueller Hut.
Et là, juste là, je les vois.
Mon cœur bondit hors de ma poitrine et subitement, mes pieds ne protestent plus. Je n’ai qu’une seule envie : sortir, là, maintenant, au plus vite.
— « Julien, Julien, regarde, dépêche, aweille, on y va. »
Je suis déjà en train d’enfiler mon manteau, sans détacher mes yeux des petites créatures perchées sur la rambarde.
— « Oh my god, des kéas !!! »

Le Nestor kéa, notre nouvelle obsession
Depuis que j’ai appris l’existence de cet oiseau – le seul perroquet montagnard au monde – j’espérais en croiser dans le Southland.
Endémique de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, le kéa est espiègle, curieux et carrément effronté.
La preuve ? Les deux kéas venus se poser tout près de Mueller Hut picorent furieusement les murs métalliques de la toilette sèche.
On m’avait avertie que ces clowns destructeurs n’ont pas froid aux yeux, que les humains ne les gênent pas, qu’ils aiment s’en prendre à nos chaussures, au caoutchouc, à tout ce qui traîne.
Les voir à l’œuvre me fait éclater de rire.



Voyant bien que le métal n’est pas comestible, les kéas ne s’attardent pas.
— « C’était tellement mignon, je les adore », dis-je à Julien alors que nous nous remettons en route.
— « Je suis vraiment content d’en avoir vu en vrai ! Et de si proche ! Mais j’aurais aimé prendre de meilleures photos, les conditions n’étaient pas au top », m’avoue-t-il, lui qui redouble d’efforts pour développer ses talents de photographe amateur.
Je compatie en abdiquant : souvenir-là, on le gardera juste pour nous.
Quand la chance nous sourit
La descente est bien entamée, on progresse à bon rythme.
En approchant Sealy Tarn, un cri perçant déchire à nouveau la vallée :
Keee-aaaa !
Un kéa plane haut dans le ciel.
— « Ohh, c’était donc eux qu’on a entendus tout à l’heure ! » m’écris-je en reconnaissant la silhouette.
L’oiseau poursuit son vol et se pose en contrebas.
— « Avec un peu de chance, il sera peut-être encore là lorsqu’on arrivera à sa hauteur ». Julien semble peu convaincu.
Inconsciemment, on presse le pas, scrutant les environs. Quelques minutes plus tard :
— « Regarde Marie, là-bas », chuchote Julien en désignant discrètement la droite du sentier.
Posés sur une piège à peine écartée du chemin, pas un, pas deux, mais cinq kéas nous fixent avec un vif intérêt.

Leurs petites têtes penchées sur le côté, ils nous observent avec un mélange de malice et de curiosité, l’air de se demander ce qu’on fabrique.
On s’approche prudemment, tout en maintenant une distance respectable : pas question de finir la randonnée avec des souliers éviscérés.
Je m’accroupis, histoire de paraître moins imposante. L’un d’eux, sûrement le chef de la bande, sautille à ma rencontre. Une intelligence incontestable transperce son regard. Je fige. On se toise en chien de faïence.
Prompt comme la foudre, l’oiseau atterrit à quelques centimètres de moi, les yeux rivés sur l’imperméable noué à ma taille.
— « Non, oublie ça tout de suite. » Je le chasse doucement du revers de la main.

À peine contrarié, il retourne auprès du groupe et, se désintéressant totalement de notre présence, commence à se chamailler avec ses compères.
Plumes ébouriffées, coups de bec et petits cris joueurs fusent de tous côtés. Les kéas se sautent carrément dessus, roulant au sol dans un joyeux chaos. Chaque battement d’ailes dévoile un riche plumage rouge orangé, zébré de jaune et de noir.


Devant ce spectacle magique, et rare, je sens ma gorge se nouer. Ça me fend le cœur de savoir cet oiseau magnifique en danger d’extinction.
On est restés près de dix minutes à observer les kéas en silence, appréciant chaque seconde de ce moment hors du temps. Dès que des randonneurs curieux ont tenté de s’approcher, les kéas se sont envolés dans une cacophonie assourdissante.
J’aurais pu jurer qu’ils avaient compris l’importance de ce moment sacré, et qu’ils avaient voulu nous l’offrir à nous, et rien qu’à nous.
Sales et heureux, sous un ciel plombé, on n’aurait pas pu espérer une meilleure randonnée au mont Cook.
Marie !! Je sais comment tu pourrais nommer ton article !!!
— Mmh ?
— Devinez qui a sauvé notre randonnée !
— …
— Kéa ! “Qui a”, “kéa”… ça se prononce pareil !
— …
— Elle est bonne, hein ?
— Va te coucher.