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Une journée à Kunming : comment naviguer la barrière linguistique chinoise

C’est la faute de Julien.

Forcément, un blond aux yeux bleus qui dépasse tout le monde d’une bonne tête et demie, ça attire les regards. Et aussi les curieux.

Des curieux qui ont souvent envie de nous piquer une jasette.

Mais lorsqu’on voyage dans un pays où le langage est indéchiffrable, c’est toujours la même ritournelle : comment réussir à se comprendre autrement qu’à travers les mots ?

L’écosystème chinois

À peine quelques heures après notre arrivée en Chine, Julien s’est fait un ami.

On patientait tranquillement dans l’ère d’embarquement de la gare, attendant notre train. Ça n’aura pas pris 2 minutes avant que notre voisin, sans aucune hésitation, nous aborde en mandarin.

Gênée, je me contente de secouer la tête en souriant.

À moins d’être polyglotte, peu d’endroits sont aussi linguistiquement hermétiques que la Chine. Même avec toutes nos bonnes intentions, nos connaissances du mandarin s’arrêtent à nĭhǎo et xièxiè.

Mais grâce à la technologie, les garçons entament une discussion : Julien avec Google Translate, notre nouvel ami via une application chinoise.

C’est comme ça qu’on apprend qu’il embarque dans le même train que nous vers Kunming, sa ville natale. Et, si on le veut bien, il aimerait qu’on passe une journée ensemble.

Xīngnéng ne parle pas plus anglais qu’on parle mandarin. Mais on accepte sa proposition avec joie.

Quand vient le temps d’échanger nos coordonnées pour se donner rendez-vous, là encore, c’est compliqué : aucune application occidentale n’est compatible avec le Grand Pare-Feu chinois.

Ça, c’est notre erreur de débutants : il aurait fallu télécharger la panoplie d’applications locales indispensables — WeChat, Alipay et compagnie — et les configurer depuis le Canada.

Tsé, très utile.

Après plusieurs essais-erreur et quelques tours de passe-passe, dont un texto envoyé in extremis à un ami lui suppliant qu’il nous prête son numéro afin de valider notre compte, on réussit enfin à discuter via Alipay.

Tout ça n’aura pris que 2 petites heures de train.

Commander au resto

La meilleure façon d’élever mon niveau de cortisol est de m’envoyer commander au comptoir d’un resto chinois. Même avec « l’aide » de Google Translate, bonne chance pour savoir ce qui se cache réellement derrière chaque item du menu.

Mais avec Xīngnéng, l’expérience est aux antipodes.

Clope coincée au coin des lèvres, il nous guide d’un pas assuré dans une allée de cuisine de rue.

De ces cantines ambulantes, étourdissantes de monde, une explosion d’odeurs, de couleurs et de sons parvient jusqu’à nous. Puis, notre guide improvisé s’engouffre dans un commerce aux allures modestes.

Immédiatement, on a l’impression de faire partie de « la gang ». Xīngnéng nous présente aux cuisiniers, discute avec eux, commande pour nous. On voit qu’il a envie de nous en mettre plein la vue.

Au fond du restaurant, des têtes se lèvent, des sourires médusés se s’esquissent sur les lèvres. Ça chuchote sur notre passage, pouces en l’air à notre intention. On détonne dans le décor, mais on nous accueille à bras ouverts.

La serveuse dépose devant nous d’énormes assiettes débordantes d’un genre de fricassée : tofu, pommes de terre, légumes hachés, le tout baignant dans une sauce sucrée-épicée, accompagné d’un bol de riz collant.

Un bon snack pour bien commencer la journée.

L’heure du thé

Errer dans une ville qui m’est inconnue reste ma façon préférée de voyager.

J’aime me perdre dans les ruelles, tomber pas hasard sur des coins de murs convertis en musées à ciel ouvert, dénicher un banc à l’ombre où me reposer.

Ma deuxième façon préférée de voyager, incontestablement, est de découvrir cette même ville à travers les yeux d’une personne qui y habite.

Xīngnéng nous partage donc sa version: ses parcs préférés, ceux réclamés par les têtes blanches qui s’adonnent au Mahjong, avecles arbres à prières bigarrés de rouge et d’espoir…

Et fini par nous traîner dans un coquet salon de thé.

Attablés avec une maître du thé, son mari et notre ami, on se fait gaver de thé — bien plus qu’à volonté — en écoutant des conversations dont on ne comprend pas un mot.

Ici, les applications de traduction atteignent leurs vraies limites. Alors on se contente de sourire et d’observer : le miel et les fruits posés à côté des paquets de cigarettes, les centaines de variétés de thé joliment enveloppées sur leurs présentoirs, la blouse fleurie de la tea master.

Et nos tasses fumantes, toujours remplies à ras-bord.

— Xīngnéng is telling us about your trip, réussit à nous dire la femme avec un sourire doux. « How very special ! »

Après des heures de discussions animés, nos hôtes se mettent à jouer aux cartes et nous invite à les rejoindre.

Quelques rondes et un peu d’anglais plus tard, on saisit le concept : une version chinoise du blackjack. À partir de ce moment-là, plus besoin de mots, ni de téléphones.

— Merci de nous avoir amenés chez ton amie, dis-je à Xīngnéng en quittant le salon de thé. « Tu la connais depuis longtemps? »

— Elle ? Je l’ai rencontré en même temps que vous.

Ébahie, je repense aux heures que nous venons de passer en leur compagnie, à la façon dont ils s’échangeaient autant de fous rires complices que de cigarettes.

— On est très accueillants. C’est comme ça, ici.

La fierté irradie son visage.

Ce qui en ressort

Tout au long de la journée, alors que les garçons s’amusaient à se passer le cellulaire pour tenter de communiquer, je me suis tenue en retrait.

Les barrières linguistiques nous forcent à apprécier différemment. On n’aura pas de grands débats sur la politique, ni sur le féminisme.

Pourtant, ces expériences n’en sont pas moins importantes. Parce que c’est dans celles-ci qu’on prend non seulement le temps de ralentir, mais surtout de remarquer.

On remarque les gestes précis et assurés de la tea master qui verse le liquide bouillant dans son bol. Ou encore la façon dont son pinceau épouse parfaitement les rainures du plateau de bambou en balayant l’excédent de thé.

On remarque les groupes de vieillards aux dos courbés et l’enthousiasme dans leur voix, même si on n’en comprend strictement rien.

On remarque le vendeur de Labubus multicolores posté devant les arbres à prières, contraste éclatant entre histoire et modernité.

Finalement, certains langages traversent toutes les frontières.

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