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La soirée où on a soupé chez une famille vietnamienne

— Les choses sont tellement plus simples, tellement plus faciles ici !

Le tintement des ustensiles s’entrechoque aux conversations joyeusement animées, contraste brutal avec les propos de l’oisif backpacker. Nous sommes une dizaine à table, et d’autant plus de discussions se tissent entre les membres du groupe.

Le moment est convivial, se prête parfaitement aux sujets légers. Pourtant, j’avale en retenant une grimace.

La bouchée passe de travers, le commentaire aussi.

La vie au Vietnam, facile ?

Le nord du Vietnam, il n’y a pas si longtemps

Plus tôt cette journée-là, nous avons rencontré June*, notre guide pour la randonnée d’aujourd’hui (*prénom fictif).

June vient tout juste de fêter ses 30 ans. Elle a déjà 3 enfants, et son aîné a 9 ans.

— Pouvez-vous croire, à 20 ans, j’étais « vieille » lorsque je me suis mariée !

Je l’observe resserrer l’étoffe écarlate qu’elle a enroulée autour de sa tête. La signature indélébile des Dao rouges, l’une des 53 minorités ethnoculturelles du Vietnam.

Avant de débuter notre balade, elle nous remet de petits pendentifs brodés à la main, rouges également, et joliment décorés de formes géométriques.

Si 12km nous séparent du village natal de June, ils valent complètement l’effort. Les rizières en terrasses, époustouflantes dans la région de Sapa, éclaboussent le paysage de reflets dorés. La moisson ne tardera pas.

— Ce n’est pas un peu précoce ?

— Les changements climatiques menacent la production de riz, explique June. Il pleut de plus en plus au moins d’août, donc les grains sont mûrs de plus en plus tôt.

Les agriculteurs, au loin dans les champs, s’activent : transportant des sacs lourds de plusieurs kilos sur leurs épaules, ils les déversent sur d’immense toiles, pour sécher les épis au soleil.

Aucune machinerie en vue.

Devant notre air ébahi, June nous partage une anecdote : les étés de ses 7 à 10 ans, elle les a passés à surveiller les buffles d’eau de ses voisins, question de s’assurer qu’ils se tiennent loin des récoltes.

Son salaire ? L’équivalent d’une ration de riz.

On poursuit notre chemin. Après quelques kilomètres, on croise une dame Dao d’un certain âge. Ça semble raviver d’autres souvenirs pour notre guide :

— Elle me rappelle ma mère. Saviez-vous qu’à l’époque, les femmes n’avaient pas le droit de manger à table, avec le reste de la famille ? Elle devait manger… dans la cuisine.

Très vite, la conversation bascule dans l’intimité.

Elle se confie sur les mariages arrangés chez les mineurs – parfois dès 14 ans – une pratique encore bien répandue dans les zones rurales. Elle nous raconte aussi la terreur qui la tenaillait, enfant, à l’idée de subir le même sort que certaines filles de son village, victimes de bride kidnapping.

— Ça, c’est quand elles sont enlevées par leur futur mari, puis mariées contre leur gré, précise-t-elle.

Si ces anecdotes venues d’une autre époque frappent l’imaginaire, June ne démord pas : aujourd’hui encore, les femmes se buttent quotidiennement aux attentes patriarchales.

Elle évoque cette croyance qu’une fois mariée, une femme « appartient » à la famille de son mari, ce qui implique que le couple s’installera chez les beaux-parents. Et même si les temps changent, la pression sociale de devenir mère au foyer demeure bien présente pour certaines.

June secoue la tête en soupirant. Son ton la trahit : elle est visiblement troublée que de telles coutumes, bien que de plus en plus pointées du doigt, persistent.

— Mais toi, bien que tu soies maman, tu es retournée sur le marché du travail, soulevé-je.

Elle me sourit en ponctuant sa réponse d’un clin d’œil :

— Et ça a causé tout un émoi, crois-moi ! Je suis une petite rebelle.

Alors que la journée tire à sa fin, June nous lance une invitation : un souper avec sa famille, le lendemain. Et elle insiste ; elle invitera sa sœur, ça sera une belle occasion pour faire la fête et de goûter à son vin de prune fait maison.

Gênés et touchés, on accepte en toute humilité.

Mais qu’est-ce qu’on peut bien amener comme cadeau d’hôtesse à une famille vietnamienne ?

Le Vietnam, aujourd’hui

Je regarde nerveusement le panier de fruits et la boîte de Bánh Hạt Dẻ – ces gâteaux aux châtaignes – posés près de Julien. J’espère que ça exprime notre reconnaissance à sa juste valeur.

Nous sommes assis en tailleur sur un tapis de dalles en mousse, au milieu de la chambre que June partage avec son mari et leur plus jeune enfant. Ses deux aînés vivent chez les grands-parents paternels, comme le veut la tradition.

Le bambin de June, lui, s’amuse à terroriser son cousin âgé d’à peine 10 mois. Les enfants piaillent allégrement, exaspérant la jeune sœur de notre hôte, qui peine à contenir leur énergie.

— Je sais que c’est petit… s’excuse June en balayant les airs d’un geste de la main. Mais… C’est chez moi.

La pointe de fierté dans sa voix emplie la pièce exiguë, où s’entassent coin repas, meuble de télévision et lit double. Son mari, affairé à laver les légumes dans la salle de bain, garde un œil sur le petit réchaud au gaz installé directement par terre – faute d’espace cuisine.

Je la rassure aussitôt : je ne suis pas venue ici pour juger.

— Tu loues cette chambre, c’est ça ?

— Exact. Je voulais travailler à Sapa. Ça a créé beaucoup de friction avec ma belle-famille, mais je n’ai jamais lâché le morceau. Mon mari m’a suivi, même s’il préférerait qu’on vive chez ses parents. C’est lui qui reste à la maison pour s’occuper du petit… et cuisiner quand on reçoit des invités, dit-elle en rigolant.

Je suis bouche-bée devant sa force tranquille, sa fougue. June nage constamment à contre-courant de sa propre culture.

Comme quoi, avec un peu de temps – et beaucoup de détermination – les mœurs changent…

Le mari de June l’interpelle en se frottant les mains : le bouillon est prêt. Le chaudron est déposé au sol, une fumée blanche exhalant un mélange d’arômes riches et épicés. Tout le monde se rapproche en cercle improvisé autour du hot pot.

Cette soirée-là, j’ai compris que l’amour des repas à la bonne franquette est un langage universel.Les adultes s’enfilent des verres de liqueur de prune, tout en empêchant les enfants de plonger leurs mains à même le liquide bouillonnant, ce qui se termine en inévitable crise de larmes.

Un véritable capharnaüm auditif.

 — Ça vous refroidit d’avoir des enfants ? blague June en riant de bon cœur.

Elle ne manque pas de me le rappeler : 30 ans et toujours pas d’enfants. Une réalité quasi-impensable au Vietnam, qui n’a pourtant rien d’exceptionnel au Canada.

Ce constat la pousse à me questionner plus profondément :

— Et au Canada, vivre en tant que femme… c’est comment ? Est-ce vraiment égalitaire ?

J’aurais aimé lui répondre oui.

Derrière mes yeux défilent des titres en gras, des propos incitant la haine envers les femmes et les tribunes gracieusement offertes aux visages qui les vomissent.

Comment expliquer la réalité nord-américaine, dans toutes ses nuances, à travers une barrière linguistique aussi infranchissable ?

Et après tout ce qu’elle m’a confié, ai-je même le droit ?

***

Au moment de quitter, je serre June dans mes bras. On s’est échangé nos coordonnées et promis de futures visites. Je compte bien tenir parole.

J’ai la gorge serrée en lui envoyant la main à travers la fenêtre du taxi qui nous ramène vers notre auberge.

Je jette un coup d’œil au GPS, qui estime le trajet à 1h30 au lieu de l’habituel 30 minutes. Un énorme glissement de terrain obstrue toujours l’unique route entre Sapa et le village où nous avons élus domicile.

Dans quelques jours, nous quitterons le Vietnam.

Je repense au mois que nous avons passé ici, à tous les gens que nous avons rencontrés, aux paysages à couper le souffle, à cette culture multifacette, à son histoire – la vraie – trop rarement racontée sur nos bancs d’école.

Je repense à la soirée que nous venons de vivre.

Et je repense à la veille, aux mots sans malice du voyageur de notre auberge :

Les choses sont tellement plus faciles ici.

Quel con.

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