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Voyager avec une maman : réflexion sur le deuil

Lorsque la maman de Julien nous a annoncé qu’elle venait nous rejoindre au Népal, nous trépignions d’impatience.

Je savais à quel point l’idée de partager cette expérience avec sa mère lui tenait à cœur. Après tout, peu de parents sautent de joie lorsque leur fils leur balance : « ouais maman, ma blonde et moi on lâche tout pour voyager, sans réel plan pour le futur ».

Mais Julien n’a pas hérité sa désinvolture des voisins : ses parents étaient sincèrement emballés par nos projets. Au point où sa maman a décidé de se joindre à nous pour quelques semaines.

Évidemment, Julien se sentait choyé.

Quant à moi, j’étais loin de me douter des blessures que sa présence viendrait raviver.

***

La pollution de Katmandou nous agrippe la gorge dès que nous y posons les pieds.

Ajoutez à ça des singes qui se balancent sur les fils électriques, des scooters anarchistes et des trottoirs manquant à l’appel. Je l’anticipe déjà : Didi est loin de s’imaginer le dépaysement total qui l’attend.

— Va la chercher à l’aéroport, je m’occupe du souper, proposais-je à mon copain.

Et c’est ce qu’il fait.

Quelques heures plus tard, je manque tomber à la renverse lorsque Didi me prend dans ses bras, à peine passée le seuil de l’appartement.

— ALLO MA BELLE !!!

Je crois qu’elle est autant soulagée d’avoir atteint sa destination qu’extatique de nous retrouver.

Dès les premiers jours, nous apprécions la douce dynamique qu’apporte notre nouveau trio. Pourtant, je ne peux m’empêcher de me sentir d’humeur maussade.

Même qu’un soir, Julien me demande tout bonnement :

— Est-ce que ça va, mon cœur ?

Je rejette mon irritabilité sous le manteau de la fatigue et de la chaleur. Je sais ma diversion futile, mais je n’ai pas envie de lui admettre la vérité. Pas à voix haute.

Ta mère est vivante, la mienne est morte, et je trouve ça profondément injuste.

***

— Comme ça… ce n’est pas le genre de voyage que ta mère aurait fait ?

Sous un soleil cuisant, Didi et moi passons la journée à nous promener dans les rues de Pokhara. Plusieurs personnes nous ont confondu pour un duo mère-fille, ce qui m’a poussée à lui révéler au passage que ma mère ne serait jamais venue jusqu’au Népal.

Parce que ma mère, avec toutes ses qualités, était une femme avec son idée bien précise de l’aventure. Et, si je suis honnête, un peu jalouse. Mais ça, j’y reviendrai.

Pour elle, un dépaysement réussi se résumait surtout à une chaise longue et un indice UV élevé.

Je sais qu’elle m’aurait volontiers traînée un après-midi complet sur les plages sablonneuse de la Méditerranée, combattant chaleur accablante, uniquement pour aller manger une crème glacée au village voisin.

Je sais aussi qu’elle aurait accepté sans broncher le climat aride de la vallée de Douro afin que l’on puisse déguster des petits vins blancs « pas méchants ». Si je ferme les yeux, je peux la voir, radieuse, tremper ses lèvres dans son verre de porto, puis grimacer : mmmh, non, j’aime pas ça, c’est ben trop fort.

Je chasse de ma tête ces souvenirs imaginaires de voyages qui n’auront jamais lieu.

— Ma mère aurait replié bagages à la seconde où elle aurait trouvé une coquerelle morte dans l’appartement, dis-je en riant.

Didi sourit :

— Je la comprends. J’peux pas dire que j’aime ça, les bibittes.

***

Une série de coups secs et frénétiques contre la porte de notre chambre.

Juliiiiiiiiiien !!!

Un peu inquiète, j’ouvre à une Didi qui rit nerveusement.

— C’est parce que y’a une araignée grosse comme ma main dans ma chambre !!!

Je frémis de dégoût, Julien grogne de paresse.

Sa mère et moi on lui lance un regard inquisiteur, un regard qui lui signale que ce n’est certainement pas nous qui irons à la rencontre de la bête.

Ok, ok, j’ai compris, ronchonne-t-il en se glissant dans ses chaussures.

***

Avant chaque dodo, le petit rituel maternel s’impose.

Bisous et câlins, le plus naturellement du monde.

— Bonne nuit, mes amours.

Les mots peuvent-il à la fois apaiser et pincer le cœur ?

***

Je vois la panique s’installer dans les yeux de Julien, qui fouille frénétiquement ses poches.

— Marie, mon cellulaire !

Merde.

On vient tout juste d’embarquer dans un bus vers notre prochaine destination. Son cellulaire a dû glisser de ses poches lorsqu’on était dans le taxi, quelques minutes plus tôt.

J’appelle le propriétaire de notre dernière maison d’hôtes, qui a organisé notre transport jusqu’à l’arrêt de bus, pour lui expliquer la situation.

— Oui, je suis au courant. Passe-moi ton mari.

Je tends mon téléphone à Julien. Coinçant l’appareil entre son épaule et son oreille, il écoute attentivement, hoche la tête, puis se lève et va toquer à la cabine du chauffeur.

À peine a-t-il disparu derrière la porte que le véhicule s’immobilise.

Sa mère et moi on se regarde, perplexes.

L’autobus se remet aussitôt en marche, et Julien revient vers nous, tout sourire, son cellulaire à la main.

Le chauffeur de taxi, s’étant aperçu de l’oubli de mon chum, avait doublé notre bus illico et attendait patiemment le signal de se ranger sur le côté.

Ça, c’est bon ! Va falloir que t’en parles sur le blog, Marie, s’exclame Didi en tapant dans ses mains.

Une heure plus tard, mon cellulaire vibre à nouveau :

— Allo… Le chauffeur de taxi a aussi trouvé un passeport dans sa voiture… C’est à vous ? 

Tu me niaises.

Je serre les dents en me retournant vers Julien. Masquant mal mon exaspération, j’articule le plus calmement du monde :

— T’as ton passeport ? 

Silence radio. Julien me répond en faisant une tête de poisson-lune.

2 pour mon beau champion – et il n’est même pas midi.

On laisse Julien à ses affaires, mais je ne peux m’empêcher de remarquer que sa mère demeure d’un calme désarmant. Elle a beau être, elle aussi, dépassée par la maladresse de son fils, elle reste rassurante :

— On va trouver une solution, mon grand étourdi.

La patience des mamans.

***

Je regarde la main de mon chum tracer affectueusement, inconsciemment même, des cercles dans le dos de Didi. Il est penché vers elle pour l’aider à comprendre comment fonctionne une application quelconque sur son téléphone.

Une petite marque d’amour anodine, presqu’ordinaire.

Ma gorge se serre.

Je réalise que je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai caressé le dos de ma mère.

***

L’humidité de la caverne que nous explorons me remplis les narines, notre lampe frontale peinant à percer l’obscurité des lieux.

Au-dessus de ma tête, un bruissement, des gazouillis hoquetants. Et inquiétants.

Je lève les yeux :

Des centaines de chauve-souris nous font comprendre qu’on vient de s’inviter dans leur domaine.

Non, non, non. BYE.

Je n’annonce pas mon départ : je déguerpis au plus sacrant.

— Elle est rendue où, Marie ? appelle une voix.

Loin, Didi. Ben loin.

Julien et sa mère émergent de la caverne à leur tour, tous les deux un brin moqueur à mon égard.

— Quoi !? Ça transmet la rage, ces affaires-là !

Affectueusement, Julien me taquine :

Hé boy, Sylvie sort de ce corps.

Force est de constater que tu m’as légué petits bouts de toi un peu partout, maman.

***

Alors que notre dernière soirée ensemble tirait à sa fin, Didi a serré Julien dans ses bras :

— Je t’aime, mon grand.

Ses yeux couvent Julien de tendresse. La façon dont elle parle de ses enfants ne laisse aucune place au doute : lui et sa sœur sont ses personnes préférées. Inconditionnellement.

Certains soirs, l’absence de ma mère se fait aussi discrète qu’un grain de poussière oublié dans un rayon de soleil. Mais dans les moments comme ceux-ci, elle remplit toute la pièce, au point où elle me fait perdre mon souffle.

Pressentant mes pensées, Didi s’est tournée vers moi :

— Toi aussi, Marie. Je t’aime.

Un timbre reconnaissable entre mille, celui d’une maman.

Les larmes ont brouillé ma vue.

***

Parlant de soleil : j’aime m’imaginer que ma mère contrôle désormais le beau temps, comme bon lui semble

Tout au long de la visite de Didi, nous n’avons pas vraiment eu de chance, côté météo. Dame nature ne nous a jamais offert une vue complètement dégagée sur le massif d’Annapurna.

Le lendemain de son départ, nos souhaits ont été exaucés : pas un seul nuage à l’horizon. On pouvait voir l’entièreté de l’Himalaya, ses sommets en cristaux miroitant dans un ciel d’azur.

Le soleil était revenu.

Je vous ai mentionné que ma mère était une femme un peu jalouse ?

***

Ne sois pas fâchée, maman : c’est vrai que tu ne serais jamais venue nous rejoindre au Népal.

Nous n’étions tout simplement pas habitées par le même goût pour l’aventure. Tu as toujours souhaité que ma nature soit plus tempérée. Et moi, que la tienne la soit moins.

Nos différences jetaient un peu trop d’ombre sur ce qui nous rapprochait.

Mais ça ne change rien au fait que je t’aime.

Et que je m’ennuie, maman.

Si tu savais combien je m’ennuie.

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