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Une soirée étudiante à Istanbul

Grâce à Patrick Watson, on s’est fait inviter à une soirée étudiante à Istanbul.

Il faut dire qu’on ne s’attendait pas à entendre sa voix résonner dans une petite librairie seconde-main slash salon de thé dans Kediköy.

— Excusez-moi, monsieur… C’est votre liste de lecture que vous faites jouer ?

Le libraire lève les yeux vers nous, les seuls clients de l’après-midi.

— La musique ? Oh, non, j’ai choisi aléatoirement dans Spotify… Je ne connais pas.

— Ah, d’accord. On est juste surpris d’entendre du Patrick Watson ici ! C’est un chanteur de chez nous.

Un sourire adoucit son expression.

— Chez vous ?

— On est du Québec, une province du Canada.

C’en était assez pour entamer une discussion avec M. Özgür, qui avait l’air agréablement surpris de croiser des voyageurs dans son modeste commerce de quartier.

Il ne devrait pas s’en étonner : sa librairie a tout d’accueillant. L’équivalent d’un pull de laine enfilé par un matin d’automne frisquet.

Le mobilier dépareillé, les étagères qui montent jusqu’au plafond, débordantes de livres, les posters en noir et blanc de films des années 50, le mégaphone nonchalamment posé sur la machine à espresso : l’ambiance est éclectique de la meilleure des façons.

Et avec le thé turc à 1 $, sans parler d’Echo, le chat-mascotte de la librairie, on serait fous de passer à côté.

— Vous êtes libres, ce soir ? J’organise une soirée cinéma, ici, à 20h.

Encore une fois : on aurait été fou de refuser l’invitation.

***

Empilée contre Julien et un jeune européen sur un minuscule divan au fond de la salle, je m’amuse à observer la salle bondée de jeunes universitaires internationaux.

Un groupe d’étudiantes se font la bise avant de s’attabler. Ça jase de cours de philosophie en se passant des verres de vins, tasses de thé et mêmes des aiguilles à tricot.

My god, que cette époque me semble déjà trop loin.

— Thé, café, vin ?

M. Özgür nous salue, visiblement heureux de nous revoir.

— Pour le vin, j’ai juste du rouge. Normal si vous ne le voyez pas sur le menu, je n’ai pas de permis d’alcool. Mais bon, on est après la fermeture, ajoute-t-il avec un clin d’œil.

Les groupes continuent d’affluer entre deux volutes de fumée, repoussant chaque fois le drap blanc tendu devant l’entrée, écran de projection improvisé.

De jeunes garçons empilent les tables pour faire de la place ; d’autres arrivent un sandwich à la main, au grand désespoir du propriétaire.

— Les gens qui viennent ici, ce ne sont pas des Homo Sapiens… Mais plutôt des Homo Erasmus, blague M. Özgür en pleine tournée de distribution de popcorn.

Mais derrière sa façade grognonne, on voit qu’il l’aime, sa petite communauté d’étudiante trop cheap à son goût.

Parce que c’est lui qui l’a créée, cette petite bulle cosmopolite, où tout le monde se parle, passant de l’allemand à l’anglais. Ça se câline, ça se chamaille gentiment, ça rie et ça parle fort.

M. Özgür circule sourire béat aux lèvres, s’assurant que personne ne manque de rien, lançant une conversation, prenant des nouvelles de ses habitués.

— Eille, Éric, dis-leur donc de bouger, aux deux personnes dehors ! Elles bloquent l’entrée, le film commence !

Près d’une trentaine de jeunes s’entassent dans le local. Et clairement, il les connaît tous par leur prénom.

Les lumières s’éteignent, le silence s’installe.

Au programme : une comédie argentine, sous-titrée en anglais et en turc.

— Je pense que ça se passe en Espagne, murmure une Américaine assise près de nous.

***

Quand les lumières se rallument, les conversations reprennent aussitôt.

La pause cinéma n’avait été qu’un prétexte pour les jeunes de se retrouver en ce jeudi soir, dans le fond.

On se fraie un chemin entre la foule pour régler la facture, mais M. Özgür insiste pour nous offrir un rabais :

— Bah, ne payer que pour le film, laissez faire vos consommations… Parce que vous êtes-vous.

Parfois, dès qu’on pousse les portes d’un endroit, on sait immédiatement que l’on vient de tomber sur quelque chose de spécial. Comme c’est le cas ici.

Le jour, c’est là où les têtes blanches se réunissent pour boire le thé ou lire les journaux en papotant.

Et le soir, c’est le point de repère des étudiants trop cassés pour sortir, mais qui n’ont pas envie de rentrer se morfondre dans leur appartement en désordre.

Ici, c’est le salon d’adoption de tout un quartier : un vrai tiers-lieu.

Dans notre époque qui étouffe peu à peu ce genre d’espaces, ce petit salon de thé est une bouffé d’air frais.

Alors que jouent des chansons de The Strokes, Modest Mouse, Metronomy, Gorillaz, Julien s’amuse à dire que ça prouve qu’on est désormais dépassés.

C’est sans doute le signal pour rentrer à l’auberge.

En écartant le drap blanc pour sortir, j’entends une jeune étudiante s’exclamer :

— C’est vraiment bon, votre liste de lecture, M. Özgür ! Vous pouvez me la partager ?

Je souris.

Pas si dépassée que ça, finalement.

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