La fois où on s’est fait attaquer par un tigre
Assise à l’arrière du Jeep, je regarde distraitement la jungle luxuriante défiler sous mes yeux.
Mes souliers sont de petites piscines boueuses, j’ai les cheveux gonflés d’humidité et les soubresauts de notre carrosse mécanique me donne la nausée.
On sillonne les chemins du parc national de Bardia – une vraie parenthèse dans l’image qu’on se fait du Népal.
Au pied de l’Himalaya, tout au sud-ouest du pays, s’étend le Teraï. Littéralement « terres humides », on retrouve dans ces vastes plaines et savanes nourries par le Gange, niché dans un coin reculé, l’immense parc national de Bardia.
Isolé des grands axes, mal desservi par les transports, il faut mériter son entrée : 16 heures de bus cahoteux réparties sur 2 jours depuis Pokhara ou Katmandou.
Mais comment au juste, avons-nous atterri ici, aux antipodes des sommets enneigés ?


En fait, c’est Julien qui m’a convaincue.
Dès qu’il a appris l’existence de ce parc, il s’est mis à s’imaginer camouflé dans un coin pendant des heures, armé de son appareil photo pour immortaliser des scènes de la jungle népalaise.
Parce que le parc national abrite une faune foisonnante, et on a eu la chance d’en observer un bel échantillon : cerfs muntjacs, macaques, semnopithèque ardoisés, crocodiles, chacals, calaos bicornes, perruches, martin-pêcheurs…

Mais là, il est presque midi, le soleil brûle sur cette 3e et dernière journée, et toujours aucun signe des big four : léopard, éléphant, rhinocéros et tigre du Bengale.
Même notre guide, Loken, semble penaud. C’est lui qui vient de nous traîner dans le lit d’une rivière supposément desséchée – qui s’est avérée plutôt bien mouillée – en espérant croiser des rhinocéros.
Une randonnée sur un terrain quasi-impraticable, où il a fallu naviguer des éboulements, troncs d’arbres moisis, branches acérées et sables mouvants bouffeurs de chaussures.
Néanmoins, petite carotte tendue pour récompenser notre courage : des empreintes fraîches, celles d’un tigre venu se désaltérer dans la rivière. Chose rare pour cette période de l’année, puisqu’on sort tout juste de la saison humide.


Un peu bredouilles, résignés, on est rembarqués dans le Jeep, direction une corniche surplombant la rivière Girwa pour la pause repas. Nos chances d’apercevoir l’un des big four diminue d’heures en heures.
Mais bon, c’est la vie : on ne peut pas commander la nature, elle nous offre ce qu’elle nous offre. Après tout, la journée n’est pas encore…
– TIGER, TIGER, TIGER !
Loken vient de lâcher un cri à peine audible, tout en me tapant frénétiquement sur l’épaule. Le Jeep s’arrête net dans son élan, me ramenant brutalement au moment présent.
Les sens en alerte, le cœur battant, je scrute les buissons en bordure de la route, que Loken pointe en gesticulant sans bruit.
— Il est là, je le jure ! Entre les arbres … j’ai vu ses yeux.
On penserait que c’est facile de repérer un gros matou orange fluo, même tapi dans l’ombre. J’étais dans le champ. Notre guide possède un flair hallucinant.
— Oh oui, je pense que je le vois… murmure Julien.
Mon chum et notre guide dégainent leurs caméras, prêts à croquer un portrait.
Le conducteur recule doucement le Jeep de quelques pieds.
Je fronce les sourcils, toujours incertaine où regarder.
ROAR!
Un rugissement à glacer le sang déchire le silence. À cet instant précis, le temps se dilate.
2 pattes massives jaillissent de la végétation, leurs griffes effleurant le bumper. Une feinte bien sentiequi nous disait clairement : ici, c’est chez moi. Déguerpissez.
Dans un hoquet de surprise collectif, tout le monde recule d’un même mouvement.
On était pas mal plus proches du tigre qu’on le croyait. Très proches. Trop proches.
Puis, aussi vite qu’il est apparu, il s’est volatilisé – englouti par l’ombre dense de la forêt.
Dans le véhicule, Loken tremble d’excitation :
— Attendez, attendez ! Il n’est pas parti, il va traverser la route… Maintenant !
Le fauve émerge prudemment d’entre les buissons.
Sa fourrure striée rougeoyante sous les rayons du soleil. Son regard perçant rivé sur nous, un éclair doré hypnotique. Sa gueule béante laisse entrevoir ses crocs, aiguisés comme des sabres.
Quel animal d’une beauté sauvage envoûtante, qui impose le respect.
Il détourne finalement le regard pour s’enfoncer à nouveau dans la jungle.

Le temps reprend son cours. Il s’est écoulé une minute peut-être, longue comme l’éternité. Sans m’en rendre compte, j’avais retenu mon souffle.
Galvanisés par l’adrénaline, on se tape dans les mains, euphoriques, mais surtout émus de cette rencontre.
Même dans mes lubies les plus folles, je ne m’étais jamais imaginé tomber sur un tigre. Pas comme ça. Pas à cette distance.
— C’est toujours un risque, les face-à-face comme celui-ci, nous explique Loken, encore fébrile. L’important, quand ça arrive, c’est de rester calme : le tigre ne chasse pas l’humain par plaisir.
Puis il reprend, sourire aux lèvres :
— Allons au point de vue sur la rivière. Je sens que la chance nous sourit.
Et là, du haut de notre petite corniche, installés entre les herbes jaunies, nous l’avons vu :
Dans la ripisylve, un rhinocéros unicorne sort lentement de sa cachette de roseaux et s’avance paresseusement vers le Girwa.
La bête implacable roule de tout son poids, char d’assaut solitaire dans un décor digne du Roi lion.
Je préfère nettement ce genre de rencontre.

