Voyager dans le nord du Laos : de Louang Prabang à la frontière vietnamienne
On dit souvent que « l’important ce n’est pas la destination, c’est le voyage ».
Et lorsqu’on parle du nord du Laos, le voyage est indéniablement spectaculaire : des falaises enveloppées de brume, la jungle à perte de vue, des villages suspendus dans le temps.
Mais par moment, surtout quand ça fait des heures que t’as l’impression d’être une figurine à tête branlante sur la banquette arrière d’un minivan à l’entretien douteux… t’as vraiment hâte d’arriver à ta maudite destination.
Le train jusqu’à Luang Prabang
On va commencer avec les fleurs : la nouvelle ligne de train Vientiane-Boten, reliant le Laos à la Chine depuis maintenant quelques années.
Franchement, c’est un service confortable, ultra rapide et ponctuel.
Le seul petit bémol : en tant que touriste, on ne peut pas réserver sa place via le site internet officiel de la compagnie (pas en date de juillet 2025).
Il faut soit se pointer à la gare le jour même en espérant qu’il reste des billets, soit passer par un intermédiaire comme 12GOAsia. De notre côté, c’est ce qu’on a fait. Oui, c’est légèrement plus cher, mais la paix d’esprit n’a pas de prix.
« Cool ! T’as simplement tout reçu par courriel, c’est ça Marie ? »
Non, pas tout à fait…
Il faut absolument récupérer les billets physiques, sans quoi, impossible d’embarquer dans le train. On nous a donc donné rendez-vous au point de collecte, devant le kioske d’informations de la gare.
On arrive 30 minutes avant le départ, comme convenu. L’unique employé du comptoir nous repère aussitôt et se rue sur nous :
— C’est pour le train de 13h ?
J’acquiesce, mais à peine ai-je le temps de lui montrer mon message de confirmation qu’il passe la tête dans l’embrasure de la porte et hèle une femme :
— EILLE !!! C’EST EUX-AUTRES, SONT ARRIVÉS !
— AH, Y’ÉTAIT TEMPS, SAINT-CIBOLE !
On repassera pour l’exactitude de la traduction, mais je peux vous assurer qu’on s’en rapproche.
La femme avance vers nous lentement, le visage impassible.
— Vous prenez le train ?
— Euh…Oui ?
Elle nous entraîne dans un coin en retrait, nous scrute de la tête aux pieds, puis lance :
— Passeports.
On s’exécute. Page de données de nos documents respectifs sous les yeux, elle hoche la tête en marmonnant, sans arrêter de jeter furtivement des regards aux alentours.
Puis, elle dévoile un paquet coincé sous son aisselle, qu’elle déloge avec prudence : une liasse de billets de trains. Elle les feuillettes un à un, méticuleusement, avant de s’arrêter sur les nôtres.
Elle les compare une dernière fois avec nos passeports. Sans rien ajouter, elle nous tend discrètement nos cartes d’embarcation.
— Voilà. Bonne journée.
Et puis elle ressort à fumer sur un banc.
Pusher du coin ou facilitatrice des transports laotien ?



Le minibus jusqu’à Nong Khiaw
Un road trip au Laos, ça se prépare d’abord mentalement.
Dans le nord du pays surtout, on oublie les belles routes bitumées : la majorité du réseau routier est constitué de chaussées gravillonnées. Durant la mousson, ça rime avec nids-de-poule béants, torrent de boue, glissement de terrain, et j’en passe.
Nous, on est arrivés en plein dans la saison des pluies. Mais ce n’était pas une surprise : on le savait dans quoi on s’embarquait.
On le croyait. On le croyait vraiment.
Et on était royalement dans le champ.


Mais en autant que le bus, lui, garde ses roues sur la route… C’est ce qui compte, non ?
140 km, c’est la distance qui sépare Louang Prabang et Nong Khiaw.
Par météo clémente, ça se traduit à 4 heures en route.
Après le passage d’un typhon, on parle plutôt de 6 heures.
6 heures coincés avec 20 autres passagers – tous des touristes – dont une famille et leur bébé d’à peine 1 an. Y’en a qui n’ont pas froid aux yeux, quand même.
6 heures à rebondir sur nos sièges à chaque soubresaut, tels des figurines à tête branlante qui se font bardasser au carwash.
6 heures avec un chauffeur-cowboy, qui slalome habilement entre les fondrières pour éviter leurs morsures certaines, prenant un malin plaisir à se faufilercavalièrement entre le faussé et les 18-roues. Tout ça dans la voie inverse, bien sûr.
Les routes du nord du Laos mettent définitivement le chaos dans cahoteuse.



Après ce baptême de feu, plus rien ne nous effraie.
Il faut ce qu’il faut pour goûter à la quiétude de Nong Khiaw.
Nong Khiaw et sa gadoue cannelle, ses libellules assassines qui se livrent une danse envoûtante au-dessus de la rivière, ses enfants qui se trémoussent sur de la pop américaine.
Je n’en reviendrais jamais d’entendre du Taylor Swift partout sur cette planète.
Le bateau jusqu’à Muang Kuah, partie 1 : pit stop à Muang Ngoi
À partir de Nong Khiaw, il faut emprunter la rivière si on souhaite poursuivre vers le nord. Et disons qu’après nos péripéties routières, ça nous arrangeait.
Tous les jours, le premier départ est prévu à 11h30. Tant qu’on se présente une 30 minutes plus tôt au bureau du ferry public, il reste généralement de la place.
Sur ce ferry aux allures d’une croisière improvisée sur la Nam Ou, on s’enfonce au cœur d’un Laos encore plus isolé.

Rien d’autre que le soleil qui nous dore la couenne, que des kilomètres et des kilomètres de végétation sauvage, la jungle intouchée d’un vert inouïe. Ici et là, des bicoques esseulées, des embarcations de fortunes assoupies sur les berges.
En arrivant à Muang Ngoi, on profite du beau temps pour explorer les environs.
On se retrouve perdus dans des villages reculés, nichés au milieu du paysage chiffonné des montagnes karstiques.


Traverser témérairement des rizières et des rivières a ses avantages : ça nous permet de se fondre dans le décor et d’observer, de loin, des scènes de la petite vie laotienne.
Des plaines agraires d’un vert abreuvé, soufflée par le vent, qui se transforment en mer ondulante. En trame sonore, le bruissement des feuilles, mêlé au gargouillement des gués et au chant des grillons.
Les enfants qui pêchent dans les ruisseaux, nous lançant des « sabaidee! » enjoué, des récoltes d’épices qui sèchent à l’orée du chemin poussiéreux. Les troupeaux de buffles lézardant dans la boue vaseuse, l’écho de leur beuglement dans la vallée.
Un vrai petit coin de paradis perdu.
Le bateau jusqu’à Muang Kuah, partie 2 : marchandises en prime
5 heures de navigation nous attendent jusqu’à Muang Kuah, notre destination finale. Cette fois-ci, on se serre contre des Laotiens, de la marchandise et de quelques backpackers.
On a assez vite compris que le ferry est le seul moyen de transport qui relie la région. Ça vaut dire que tout y passe. Absolument tout.
En chemin, le capitaine s’arrête donc d’hameau en hameau ; soit pour embarquer de nouveaux paquets, soit pour débarquer des locaux, nous faisant à tout coup jouer à Tetris pour rééquilibrer le poids du bateau.


Juste avant la dernière ligne droite, on s’approche d’une grève ou une quinzaine de personnes nous attendent d’un pied ferme.
— C’est quoi, tout ça ? soufflé-je à Julien en désignant une structure jaune sur la rive.
Plus on s’approche, moins j’en crois mes yeux : une petite montagne de Beerlao, assez pour soûler un mariage polonais au grand complet. En accostant, le capitaine nous demande empressement d’envoyer nos bagages vers l’avant.
— … Il va loader tout ça avec nous.
— Ben non, voyons, ça va jamais…
BOUM.
On n’a pas la chance de s’obstiner davantage que la première caisse de bière frappe le plancher du ferry. Des enfants d’à peine 6 ans s’activent à former une chaîne humaine pour accélérer le chargement.
Julien et moi on se lance un regard mi-amusé, mi-incrédule.
— Tu veux que je compte, pour le fun ?
1, 2, 3…
96.
Y’avait 96 caisses de bières.

La cargaison bien empilée en équilibre précaire, voilà qu’un homme signale au capitaine d’attendre. Sans cérémonie, il jette un sac de toile à nos pieds, avant d’embarquer à son tour.
Aussitôt, le sac se met à frétiller furieusement.
— TABARNAK !
Julien sursaute si violement qu’il manque de tomber à la renverse, une touriste lance un couinement de surprise.
J’observe le paquet plus attentivement : un trou laisse entrevoir une mâchoire béante, une patte rosâtre…
Des crabes et des poissons-chats, fraîchement pêchés, gigotant dans une ultime tentative de lutter pour leur survie.
Miam?
Le minibus (bis): welcome to Vietnam
Le minuscule village reclus de Muang Kuah se trouve à un peu moins de 70 km de la frontière vietnamienne. D’ici, un bus part quotidiennement pour la ville historique de Dien Bien Phu.
Une superbe alternative au fameux bus de 24h depuis Louang Prabang.


En théorie, un bus décolle de Muang Kuah à 7 :30 chaque matin, au bout de la rue principale. La réalité en saison des pluies est tout autre.
À 7 h le matin de notre départ, pas de bus en vue. L’homme attablé à la billetterie improvisée sourcille en nous voyant accoutrés de nos sacs à dos.
— C’est bien ici qu’on achète nos billets pour Dien Bien Phu ?
— Oui, mais y’a pas de bus ce matin. Revenez à 13h.
En discutant avec d’autres voyageurs, on a appris que ce même homme a dit à l’un d’eux que le bus était plein, à une autre que l’horaire est différent le samedi…
Qui dit vrai ? On ne le saura jamais.
Plutôt que d’opter pour le transport privé « spécial touristes », on a décidé de croire notre interlocuteur. On est donc revenus à l’arrêt pour 13h.
— Yes, bus today. 1 PM. Dont worry, you wait here, nous a-t-il assuré en encaissant notre argent… avant de s’éclipser sur sa motocyclette.
To bus or not to bus?
Malgré le caractère douteux de la chose, le minibus est bel et bien arrivé… à 14h, mais ça, c’est un détail.
Soulagés, on s’apprête à grimper à bord. À l’intérieur, une femme proteste, le chauffeur réplique sèchement, tout le monde semble pester, et les deux québécois ont sérieusement besoin de sous-titrage.
Planté dans les marches dans son hésitation, Julien déclare en reculant :
— Marie, je pense qu’il faut sortir, finalement…
Clameur généralisée. On nous fait signe de rentrer, ça déplace quelques bagages, réorganise une ou deux boîtes pour accueillir nos sacs. Cramponnés dans deux minuscules sièges d’appoints, le bus décolle.
20 mètres plus loin, il s’arrête à nouveau.
On comprend enfin le cafouillage qu’on a créé : la femme qui ne semblait guerre enchantée par notre présence débarque avec d’immenses boîtes de cartons.
À la voir porter tout ça à bout de bras, on devine qu’elle n’avait aucune envie de débarquer à notre arrêt, ce qui a royalement exaspéré le chauffeur.
Oups.
Mais bon, ça fait partie de la game. On sourit, on s’excuse et on continue. Et là on est parti, pour de vrai : direction Vietnam.
À peine 10 minutes qu’on roule qu’on croise un contrôle routier. Quelques officiers postés en bordure de la route ordonnent au chauffeur de se ranger sur le côté.
— Ta plaque d’immatriculation n’est pas payée. T’as aussi clairement ben trop de monde dans ce bus-là. T’es pas en règle, mon homme.
— EILLE, LE TWIT, M’A T’EN CALISSER UNE DRETTE DANS LES DENTS, VOIR SI C’EST EN RÈGLE ÇA !!
En beau fusil, il sort en trombe. Un des officiers se contente de tapoter le capot du véhicule en secouant doucement la tête, un autre lui balaie le revers de la main en pleine figure, signalant de poursuivre son chemin.
Une engueulade généralisée éclate. Notre chauffeur maigrichon d’à peine 5 pieds s’approche dangereusement des gendarmes, gesticulant de plus bel :
— MANGEZ DE LA MARDE, GANG DE BANDITS EN UNIFORMES !!! s’époumonne-t-il endonnant un coup de pied dans la poussière.
Autour de nous, ça murmure nerveusement : ma traduction semble contenir un fond de vérité. 2 passagers se précipitent pour retenir physiquement notre chauffeur, avant qu’il ne saute au visage des policiers.
Ramené de force dans le véhicule, il assomme rageusement le volant et redémarre en furie, grommelant dans sa barde.
Loin de se laisser ralentir par l’altercation, le chauffeur dévale les routes tortueuses à toute allure, larguant ses colis du toit d’un geste sec ou embarquant à la volée des passagers qui viennent s’entasser avec nous.
Cet-homme-là compte bien remplir sa partie du contrat : nous amener jusqu’à la frontière. Qu’on y arrive en un seul morceau, ce n’est pas son problème.

Ðiện Biên Phủ : ne jamais perdre de vue l’essentiel
Après tous ces rebondissements, il est temps de clore notre chapitre au Laos.
Enfin arrivés à Ðiện Biên Phủ, la soirée s’annonce tranquille : on veut se réfugier à l’air climatisé, manger, et profiter d’une bonne douche. That’s it, that’s all, merci, bonsoir.
Au fil de notre ultime trajet, on s’est lié d’amitié avec un passager qui, lui, a joué pour nous le rôle de vrai traducteur. Avec le peu d’anglais qu’il connaissait, il s’est assuré de nous aider à passer les douanes. Toujours avec le sourire.
En discutant à la sortie du bus, on a appris qu’il a emprunté le même chemin que nous depuis Nong Khiaw. Mais dans son cas, c’était pour se rendre à l’hôpital.
Il nous montre son poignet bien enflé, la peau rougie par l’inflammation.
Le calcul mental est estomaquant : cet homme-là a voyagé plus de 12 heures pour une entorse au poignet.
12 heures, c’est quand tout se passe bien. S’il fait beau. S’il n’y a pas eu de glissement de terrain. Si le bus n’est pas en retard. Si la rivière est praticable cette journée-là.
12 heures avant même de franchir les portes de la clinique, de passer le triage, et sans même compter l’attente supplémentaire une fois sur place.
Un trajet qu’on a fait pour le plaisir, lui, c’était sa seule façon d’accéder à des soins de santé. Si notre périple venait de se terminer, le sien commence à peine.
Tu dis quoi, dans ces moments-là ?
Parce que t’as beau essayer de tourner ça dans tous les sens, de choisir les bons mots, de trouver la phrase pleine d’empathie, parfois, y’a rien d’autres offrir que des platitudes. Alors tu dis des platitudes.
On lui a souhaité un prompt rétablissement.
Et lui, nous a souhaité un bon voyage.